samedi 15 décembre 2012

Lectures…


Y marcher jusqu’à l’orée, haïkus, tankas et haïbuns : Luce PELLETIER, Editions Marcel Broquet, Québec, septembre 2012.

Haïkus, tankas et haïbuns, annonce le sous-titre. Le recueil de Luce comporte de nombreux haïkus, trois tankas, dix haïbuns (prose + haïku.s) et un « kabun » (prose + tanka.s). Il suit le déroulé de l’année, au fil des saisons et des mois.

L’ouvrage débute par une tempête de neige au printemps…

neige jusqu’au toit
et dessus presque autant –
la charpente craque

Et s’achève sur l’hiver glacial :

froid sibérien
à ne pas mettre un chien dehors –
ta tuque            tes mitaines

Nous sommes au Québec ! Quand les rudes conditions atmosphériques n’obligent pas l’auteure à «s’encabaner », cette dernière vaque à ses occupations de femme moderne, dans sa ville, Montréal…

cohue du métro –
ta photo sur mon portable
ta voix tout de suite

Ou dans d’autres villes, comme Paris, pendant la période de congés…

foule du midi
étouffante à Paris-plage -
« Allons au Printemps »


Mais, très souvent, lorsque la température est clémente, elle aime goûter les charmes de la nature, y mêlant éventuellement d’autres charmes : 

le couchant sur l’étang
se colore de piment
ta barbe de miel…

Cependant, le temps d’effeuiller la marguerite n’est pas éternel : la vie se charge d’éloigner les amants d’un été…

nuages d’été
la marguerite effeuillée
le train siffle au loin

L’expression du sentiment reste toutefois discrète, se révélant souvent à travers le regard :

à mi-vie
comblée à nouveau
d’un regard fortuit

sur l’étang soyeux
j’aperçois mon reflet
et mes yeux mouillés


Le tanka se prête mieux à l’évocation sentimentale, surtout lorsque le jeu des sonorités décline en rondeurs serpentines sensualité et volupté :

le rideau de soie
alors que la lune est ronde
glisse sous mes doigts
que reste un instant de plus
la lune rose et son sourire


À moins que le poème en cinq vers préfère manier, l’air de rien, le trait d’humour :

en haut le héron
au milieu mon hameçon
en bas le requin
le soleil bas dans le ciel
juste un clapotis


La poésie de Luce procède le plus souvent par touches rapides. Il s’agit certes là de la caractéristique essentielle des formes brèves japonaises, mais ce style semble toucher à son paroxysme dans la plupart des haïbuns tous extrêmement brefs.

Dans celui-ci, elle s’amuse, adoptant la rythmique et le ton enjoué d’une comptine :

Schuberacadie Sam, Balzac Billie, Wiarton Willie, General Beauregard Lee, Staten Island Chuck, Malreme Mei. Viendra-t-on en foule me voir enlever mes petits bas de laine ?

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blizzard jusqu’au cou
                                                       plein les bottes – la marmotte
                                                     n’en voit RIEN du tout…
                                                                      
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J’ai cru d’abord que l’auteure égrenait les noms des stations du métro de Montréal bien que bizarrement, aucune d’entre elles n’éveillait en moi le moindre souvenir de mon séjour dans cette ville. Poussée par la curiosité et le doute, j’ai « cliqué » sur la fonction « recherche » d’internet. Voici ce que j’ai découvert dans « LA PRESSE CANADIENNE » :

Printemps hâtif - Sam n’a pas vu son ombre
le mercredi 2 février, 2011

SHUBENACADIE, Nouvelle-Écosse - Le premier des prévisionnistes à fourrure d’Amérique du Nord à sortir de son terrier en ce Jour de la marmotte n’a pas vu son ombre, un signe avant-coureur du printemps.
[…]Les marmottes Wiarton Willie, de l’Ontario, Balzac Billy, de l’Alberta, et Fred, de Val d’Espoir, en Gaspésie, doivent aussi se prononcer.
En vertu de la tradition, si une marmotte voit son ombre le Jour de la marmotte, elle va fuir vers son terrier, annonçant six semaines d’hiver de plus, et si elle ne la voit pas, cela signifie que printemps sera hâtif.


Mais bien sûr ! Il s’agit des marmottes, dont on guette le comportement outre-Atlantique pour prévoir l’arrivée du printemps…


Luce poursuit, dans le style elliptique, phrases nominales et brèves, très brèves. Celles-ci s’accordent plutôt bien au tournis que ne manque pas de provoquer la proximité des grands ensembles de la Capitale française :

grand portail clos –
l’adresse          le nom cherchés
et « trente-si’ pitons »…

Devant moi l’allée. Une cour. Une enfilade de cours. Des dizaines de portes. Une adresse sur un bout de papier.

Le haïku et la narration relèvent de la même veine d’écriture, observant une continuité de rythme de telle sorte que l’articulation entre les deux genres poétiques « glisse » parfaitement, sans heurt, insensiblement.


Le « kabun » final apparaît plus paisible. Bien que la phrase reste concise, elle est plus souvent verbale et dégage une poésie certaine, liée aux sons, aux couleurs, aux images. Cette poétique, attachée à des éléments et symboles immuables, diffère de celle du tanka, aux dimensions certes spatiales mais à la fois très humaines, qui semble susciter un questionnement sur la tournure du monde d’aujourd’hui.

[…] Restent les froids de février. Les grands froids. Ceux qui rendent la musique si douce. Lueur de la lune sur la neige. Le blanc jusqu’à l’horizon. De mes pieds jusqu’aux étoiles. Une à une.

Et tout ce qui en a l’air.

la station spatiale
point lumineux dans la nuit –
ils regardent en bas
et je suis là à rêver
à ce qu’ils peuvent bien voir…


Le style du recueil, sa syntaxe rapide, ramassée, elliptique, discontinue, souvent proche du langage parlé finalement, qui livre par touches jetées une infinie variété d’impressions, inscrit sans équivoque Y marcher jusqu’à l’orée dans la modernité. La poésie qui s’y déploie, variée, volontiers imprévisible, se révèle en parfait accord avec le monde contemporain.

6 commentaires:

  1. Merci encore pour ce beau voyage dans les mots et la découverte.

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  2. Merci pour cette recension du dernier livre de Luce Pelletier !

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  3. C'est très agréable de se balader parmi les mots pour découvrir l'univers d'un auteur.

    merci

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    1. Les mots des autres... Tout un monde à découvrir. Merci, Yanis !

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