vendredi 1 mai 2015

Les "grelots"




HAÏBUN LIÉ


Thème : le cri

Par Danièle Duteil et Monique Mérabet



Les « grelots »


Je marche depuis longtemps. Le soleil, à son zénith, chauffe les bourrelets de lave. La mer déploie de gros rouleaux turquoise propulsés en gerbes d’écume vers un ciel sans nuages. Long fracas, suivi d’un calme relatif.
Encore quelques photos, en rafales, pour mieux fixer l’instant.

J’ai soif. Mes cheveux sont poisseux. Mes semelles collent à la roche brûlante. Une nouvelle fois, je trébuche.

Là, au loin, entre deux rochers, le paille-en-queue ! Il se dirige vers moi. Non, pas un, deux paille-en-queue. Quelle grâce ! Ce cri… Est-ce le leur qui domine le tumulte des flots ? Ils volent si haut ! Pour les atteindre, zoomer au maximum, zooOO… 

Rencontre cuisante
ah ! un instant se reposer
sous les filaos

(D. D.)


Ne rien dire au chat
dans le silence des feuilles
la chipèk assise


La chipèk, la sauterelle, s’envole dans mon rêve. Ah ! Ça vole, donc, une sauterelle ?

La voilà qui se pose sur moi, juste au creux de mon cou. A priori, rien d’effrayant. Je ne suis pas herbe tendre de la dernière pluie ; je ne suis pas limbe-chlorophylle.
Mais la voix, en sourdine… celle du chat peut-être ? me souffle qu’il est impératif de la chasser, cette entité, devenue maléfique, ce vampire accroché à ma chair.
Gestes de la main, contorsions. Mes doigts agrippent une patte chitineuse, un peu coupante.
Je tire et la bête résiste. J’ai l’impression de lutter contre un ectoplasme élastique qui m’aspire, qui va me faire basculer du mauvais côté de la nuit…
Déjà, la désorientation, le sentiment désagréable que mon oreiller se trouve maintenant au pied du lit. Je ne veux pas y aller ! Jamais !
Mon hurlement silencieux (ne pas réveiller la maisonnée, surtout !) me fait émerger du périlleux vavangaj* ; j’occupe la diagonale du lit…
Je me retourne. Rendormie.

*vavangaj : vagabondage, errance

(M. M.)



– « Froissez la feuille en fermant les yeux et respirez à fond »,
conseille-t-il. Le parfum capiteux du géranium rosat envahit mes narines, je reprends mes esprits.

Longtemps après, à maintes encablures de ces lieux, l’essence odorante demeure accrochée à mes doigts.

« Mare-Longue », signale une balise au bord du sentier forestier. Le chemin s’enfonce au cœur d’une végétation séculaire.

Fraîcheur relative, sous la canopée. De ces oiseaux inconnus seuls les chants parviennent à mes oreilles. Impossible de les apercevoir à travers l’épaisseur des hauts feuillus. Je me réjouis des noms pittoresques inscrits sur les petites pancartes : « bois de pomme » aux énormes racines, « joli cœur » aux senteurs de carotte... Partout, un enchevêtrement de lianes. Et toujours ces oiseaux qui semblent me narguer de leurs sifflets mystérieux.

La boucle de randonnée s’achève au milieu des fougères dressées dans l’obscurité naissante. Vite, regagner la côte en traversant les vastes plantations.

Plus un seul bruit de machette. Les ouvriers agricoles ont rejoint le logis. Dans l’ombre, les tiges ploient sous le vent marin, mais l’air est encore lourd. À  l’horizon, le soleil finit de descendre. Il met un temps fou à sombrer dans l’Océan.

Nuit tropicale
la longue plainte des criquets
dans les champs de canne

(D. D.)


Je pense aux grelé, aux grelots comme disait mon père pour désigner cette espèce de grillon champêtre. La langue créole se plaît à jouer avec les mots du français, à les embellir d’une image, d’une assonance, d’une résonance.

Soir de novembre. J’écoute les grillons. Ils s’étaient tus depuis trop longtemps. À  quoi ressemblent-ils déjà ? Je ne sais plus trop. Ils ne sont pas faciles à repérer au jardin, ces champions du camouflage couleur de terre. Peut-être cette bestiole noire au corps arrondi, venue se noyer dans un bol ?
Je ne les vois pas. Mais je les entends en ces nuits des prémices d’été. Il me plaît de me dire qu’ils sont arrivés chez moi, la citadine, enrobant quelque plant, quelque bouture prélevés aux parterres familiaux. Qu’ils m’ont été transmis en héritage.
Leur grésillement fait naître mille étoiles en mon cœur. Vibration qui me ramène aux jardins créoles de l’enfance, aux champs de canne à sucre arpentés avec mon père.
Souvenirs.

Et l’écho que m’apportent les amis de passage : un autre regard, d’autres mots pour dire l’île natale, pour capter les infimes murmures qui ont tissé mon âme, qui l’ont intimement liée au caillou de basalte arrimé en plein océan.
J’écoute les chants du temps longtemps, du temps passé, de la journée qui finit en bref crépuscule.
Cependant que le monde se passionne pour une traînée de poussières de l’espace, pour un chimérique enregistrement de sons venus d’ailleurs.

Passage de comète
Les radios transmettent
Un gargouillis de robot

L’orbiteur a pour nom Philae. Il est « intelligent », nous clame-t-on.
Entendra-t-il le chant des étoiles ? Comptera-t-il les petits cailloux de l’astéroïde ? Sait-il que tout tourne dans une valse cosmique perpétuelle et qu’il tourne avec elle ?

Y a-t-il des grelé sur la comète 67 P ?






Danièle Duteil (D. D.) / Monique Mérabet (M. M.)

 publié dans le journal de l'AFAH, "L'écho de l'étroit chemin" n° 16, mars 2015
letroitchemin.wifeo.com

12 commentaires:

  1. Un beau style partagé.
    Amicalement.

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    1. C'est toujours un plaisir d'écrire à deux ou davantage. Un excellent exercice. Amitiés.

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  2. DD and MM., enjoyed, well read / written haibune_! _m

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  3. Merci encore Danièle pour m'avoir offert ce bonheur de l'écriture partagée. C'est aussi une façon de partager les ressentis de l'île identité (Monique) et de l'île visitée (Danièle)

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    1. Un plaisir bien partagé également de mon côté, chère Monique.

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  4. Ah.... the two islands and their bridge.

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  5. Ce partage est un régal poétique.
    Bravo à vous deux.

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